MARCOS MARCHE SUR MEXICO

Pour la première fois, le sous-commandant Marcos, chef de l'Armée zapatiste de libération nationale (EZLN), sort de la clandestinité. Portant toujours son passe-montagne, il a quitté la forêt Lacandone du Chiapas et, depuis le 24 février, marche pacifiquement sur Mexico, qu'il compte atteindre le dimanche 11 mars, après avoir parcouru plus de 3 000 kilomètres, traversé douze Etats parmi les plus pauvres, et participé, du 1er au 4 mars, dans l'Etat de Michoacan, au Congrès national indigène de Nurio.

Accompagné par vingt-trois autres commandants de l'EZLN, et escorté par des personnalités amies venues du monde entier (parmi lesquelles sont annoncées : le Prix Nobel José Saramago, le cinéaste Oliver Stone, le syndicaliste José Bové, l'acteur Robert Redford, l'écrivain Manuel Vázquez Montalbán, le député européen Sami Naïr, Mme Danielle Mitterrand...), le sous-commandant Marcos devrait entrer triomphalement à Mexico en suivant symboliquement le même itinéraire qu'avait emprunté, lors de la révolution mexicaine, en 1914, le célèbre insurgé Emiliano Zapata. Sur l'immense place du Zócalo, au centre de la capitale et au milieu d'une foule solidaire qui devrait atteindre plusieurs centaines de milliers de personnes, le turbulent Marcos pourra alors dire, s'adressant à l'ensemble des Mexicains et au nom de dix millions d'Indiens : « Nous voici, nous sommes la dignité rebelle, le coeur oublié de la patrie. »

« Peinture murale à La Realidad »

Quelques jours avant le début de la marche, Marcos nous reçoit, flanqué du commandant Tacho et du major Moïsés, à 1 000 kilomètres au sud de Mexico, dans le petit village de La Realidad (450 habitants), perché à 1 500 mètres sur le flanc pluvieux d'une montagne recouverte d'une épaisse toison de jungle et près de son quartier général secret.

Masqué par son éternelle cagoule, équipé d'un écouteur de téléphone satellitaire, coiffé d'une casquette élimée à l'indéfinissable couleur, sa vieille mitraillette sur le dos, il explique pourquoi les zapatistes marchent sur Mexico : « Cette marche n'est pas celle de Marcos, ni celle de l'EZLN, c'est la marche des pauvres et de tous les peuples indiens. Elle veut montrer que le temps de la peur est terminé. Notre objectif principal, c'est que les peuples indigènes soient reconnus par le Congrès mexicain comme sujets collectifs de droit. La Constitution du Mexique ne reconnaît pas l'Indien. Nous voulons que l'Etat admette que le Mexique est constitué de peuples différents. Que ces peuples indigènes possèdent leur propre organisation politique, sociale et économique. Et qu'ils entretiennent une relation forte avec la terre, avec leur communauté, leurs racines et leur histoire.

Nous ne demandons pas une autonomie excluante. Nous ne réclamons pas une quelconque indépendance. Nous ne voulons pas proclamer la naissance de la nation maya, ou fragmenter le pays en de multiples petits pays indigènes. Nous voulons qu'on reconnaisse les droits d'une partie importante de la société mexicaine, laquelle possède ses propres formes d'organisation et demande que ces formes soient légitimées. »

« Notre objectif, c'est la paix. Une paix fondée sur un dialogue qui ne soit pas un simulacre. Un dialogue qui permette d'établir les bases d'une reconstruction du Chiapas et favorise la réinsertion de l'EZLN dans la vie politique ordinaire. La paix ne pourra se faire que si l'on reconnaît l'autonomie des peuples indigènes. Cette reconnaissance est une condition importante pour que l'EZLN abandonne définitivement les armes et la clandestinité, participe ouvertement à la vie politique et puisse également se consacrer à la lutte contre les périlleux projets de la globalisation. »

Après un silence de neuf mois, l'annonce de cette marche dans un communiqué de Marcos, le 2 décembre 2000, au lendemain de la prise de fonctions du nouveau président du Mexique, a eu l'effet d'une bombe. L'ensemble de la classe politique a été prise de court par cette initiative audacieuse survenant à un moment bien particulier.

Car, le 2 juillet 2000, le Parti révolutionnaire institutionnel (PRI), au pouvoir durant plus de soixante-dix ans, a perdu l'élection présidentielle face à M. Vicente Fox, candidat du Parti d'action nationale (PAN), de droite. Et, contrairement aux lourds soupçons de fraude et de corruption qui avaient pesé sur l'élection des deux derniers présidents - M. Carlos Salinas (1988-1994) et M. Ernesto Zedillo (1994-2000) -, le choix de M. Vicente Fox a été unanimement reconnu comme reflétant la vérité des urnes. Pour la première fois depuis longtemps, M. Fox, qui a donc pris ses fonctions le 1er décembre 2000, est un président dont la légitimité apparaît incontestable.

« Monsieur Fox, admet d'ailleurs Marcos dans une lettre ouverte adressée au nouveau président, à la différence de votre prédécesseur Zedillo (qui est arrivé au pouvoir par la voie du crime et avec l'appui de ce monstre de corruption qu'est le système du parti d'Etat), vous arrivez à la tête de l'exécutif fédéral grâce au rejet que le PRI a cultivé avec soin parmi la population. Vous le savez bien, monsieur Fox, vous avez gagné l'élection, mais ce n'est pas vous qui avez mis en déroute le PRI. Ce sont les citoyens qui l'ont fait. Et pas seulement ceux qui ont voté contre le parti d'Etat, mais aussi les générations antérieures et actuelles qui, d'une façon ou d'une autre, ont résisté et combattu la culture de l'autoritarisme, de l'impunité et du crime que les gouvernements du PRI ont construite tout au long de soixante et onze ans (1). »

Au cours de la campagne électorale, M. Vicente Fox avait promis de régler, pacifiquement et politiquement, le problème zapatiste « en un quart d'heure ». La marche du sous-commandant Marcos le surprend en pleine période d'" état de grâce " et le contraint d'ouvrir, à chaud, l'épineux dossier de la question indigène. « L'idée de la marche est un coup de génie, nous dit l'écrivain Carlos Monsivais, qui vient lui-même de s'entretenir longuement avec Marcos (2). Le pouvoir est obligé de se caler sur un calendrier de négociation fixé désormais par Marcos, qui reprend ainsi la main. Et Fox est forcé de l'accepter, non seulement parce qu'il y a une pression nationale et internationale qui le pousse dans ce sens, mais parce qu'il n'ignore pas que Marcos, en venant à Mexico discuter avec les nouvelles autorités, reconnaît la légitimité de celles-ci, alors qu'il ne reconnaissait pas la légitimité de Salinas, ni de Zedillo, considérés par les zapatistes, et par une grande partie des Mexicains, comme des fraudeurs, des tricheurs, des usurpateurs. »

« Après tout, ajoute l'anthropologue André Aubry, responsable des archives diocésaines à San Cristóbal de Las Casas et proche de l'ancien évêque, Mgr Samuel Ruiz, ce que demande Marcos n'est pas la mer à boire. En organisant cette marche, il somme le nouveau président Fox de dire quelle nation mexicaine il souhaite construire. Marcos réclame simplement que les Indiens fassent partie de cette nation. »

Beau joueur, le président Vicente Fox, une fois passé l'effet de surprise, a réagi favorablement au projet de marche zapatiste. Calmant d'abord quelques esprits exaltés au sein de son propre camp, qui, tel le gouverneur de l'Etat de Querétaro, avaient traité les commandants zapatistes de « traîtres » et les avaient menacés de mort, M. Fox a fini par admettre que la marche représentait « un espoir pour le Mexique ». Pouvait-il faire moins que le président Andrés Pastrana, de Colombie, qui, le 8 février 2001, s'est rendu dans la zone contrôlée par la principale guérilla pour s'entretenir en tête-à-tête avec le chef mythique de la rébellion, Manuel Marulanda, « Tirofijo » ?

Pour rassurer d'éventuels investisseurs inquiets, M. Fox a déclaré, dès le 26 janvier dernier, à Davos : « Nul ne doit craindre la marche de l'EZLN sur Mexico. Nous ne devons pas avoir peur d'inclure tous les Mexicains dans un projet qui doit permettre à chacun d'atteindre le développement. La marche sera pacifique et nous devrions atteindre un accord de paix au Chiapas (3). »

Par la suite, le président Fox s'est même transformé en véritable propagandiste de la marche : « Mon gouvernement est en faveur de la marche. Nous devons croire l'EZLN et lui fournir l'occasion de prouver qu'elle veut réellement la paix. Ce qui est en jeu, c'est notre naissante démocratie, et il nous faut démontrer qu'elle possède l'élasticité suffisante pour absorber les différentes formes de pensée, même les plus radicales (4). » M. Fox n'a pas hésité, enfin, reprenant des arguments zapatistes, à rappeler le sort scandaleux des Indiens : « Ça suffit, cinq siècles d'infamie ! Ça suffit d'ignorer les indigènes et d'être incapable d'intégrer les pauvres et les populations marginalisées ! Les Indiens du Mexique ont été soumis à des humiliations racistes, à des politiques publiques et privées ayant conduit à leur exclusion, à leur éloignement de l'éducation et du développement, et les ayant empêchés de s'exprimer comme citoyens libres et investis de droits (5). »

Le zèle de M. Fox en faveur de la marche a fini par agacer le sous-commandant Marcos : « Le président, nous dit-il, tente maintenant de s'approprier la marche zapatiste et irait même jusqu'à la présenter comme une marche foxiste. Cette stratégie vise à faire pression sur l'EZLN en essayant de persuader tout le monde que la paix est pour ainsi dire acquise et que, si elle n'était pas signée, ce serait la faute des seuls zapatistes. C'est une sorte de chantage. Il recherche la reddition inconditionnelle de l'EZLN. Alors qu'il sait parfaitement que nous réclamons, avant même d'entamer les négociations proprement dites, trois modestes signes de bonne volonté de sa part : libération de tous les prisonniers zapatistes, retrait de l'armée de sept positions militaires et ratification des accords de San Andrés sur les droits des indigènes, signés par le pouvoir en 1996, et demeurés lettre morte. »

Au moment où la marche a démarré, le 24 février, les autorités n'avaient libéré que soixante détenus zapatistes sur une centaine, et les forces armées ne s'étaient retirées que de quatre positions sur les sept réclamées par Marcos, enfin les accords de San Andrés n'avaient pas été ratifiés.« Si Fox ne peut remplir les trois conditions que demandent les zapatistes, explique M. André Aubry, cela veut dire qu'il n'a pas réellement le pouvoir, qu'il ne commande pas, qu'il n'est pas le chef et que l'armée est au-dessus de lui. Après tout, la tradition au Mexique, depuis 1920, c'est de régler les problèmes politiques de manière militaire. C'est ce qu'ont essayé de faire, avant lui, les présidents Salinas et Zedillo avec les zapatistes. Ils ont échoué. Si Fox veut réussir et s'il veut réellement la paix, comme il ne cesse de le dire, il doit montrer qu'il est vraiment le président, qu'il commande à l'armée et que, en signe de bonne volonté, il accepte les trois conditions réclamées par les zapatistes. Ceux-ci, de leur côté, prouvent bien leur volonté de paix en quittant le maquis et en se rendant désarmés à Mexico. Marcos a dit que le président avait jusqu'au 11 mars et la fin de la marche pour accepter les trois conditions. Ce qui est en jeu mérite que le président fasse un effort, car il y va de la condition des Indiens. Et la dette du Mexique à leur égard est immense. »

Les populations indigènes, en effet, ont été, au cours des derniers cinq cents ans, partiellement exterminées, chassées, exploitées, humiliées, et ont connu une existence abominable. Ce sont très précisément les souffrances de ces Indiens du Chiapas, soumis à l'oppression brutale des conquistadors, qu'évoquait le célèbre dominicain Bartolomé de Las Casas, évêque de San Cristóbal, dans le livre Brève relation de la destruction des Indes (1522). Son accablant témoignage permet d'imaginer ce que fut, pour les indigènes, le cauchemar de la conquête.

Après l'indépendance du Mexique en 1810, et même après la révolution de 1911, faite pourtant au cri de « Terre et liberté ! », le sort des Indiens ne s'est pas amélioré. La relégation, l'exploitation, le mépris ont continué, ainsi que la poursuite de leur lente extermination, pratiquée désormais par les grands propriétaires terriens, exploitants de café ou de cacao, aidés par des bandes de tueurs à solde et des milices paramilitaires. La Constitution ne reconnaît toujours pas, en effet, l'existence des peuples indigènes (10 % de la population). Au prétexte que la majorité est métisse, le Mexique exalte officiellement la figure du métis, mais ignore, voire méprise, ses Indiens.

« De tous les habitants du Mexique, explique le sous-commandant Marcos, les Indiens sont les plus oubliés. Ils sont considérés comme des citoyens de seconde classe, une gêne pour le pays. Or nous ne sommes pas des déchets. Nous faisons partie de peuples à l'histoire et à la sagesse millénaires. Des peuples qui, bien que piétinés et oubliés, ne sont pas encore morts. Et nous aspirons à devenir des citoyens comme les autres, nous voulons faire partie du Mexique, et cela sans perdre nos particularités, sans être contraints de renoncer à notre culture, bref, sans cesser d'être indigènes. Le Mexique a une dette à notre égard. Une dette vieille de deux siècles, qu'il ne pourra régler qu'en reconnaissant nos droits. »

Les Indiens demeurent victimes d'une sorte d'ethnocide silencieux. Oubliés de tous, « invisibles », ils sont condamnés à voir leurs langues et leurs valeurs plus que millénaires s'éteindre inexorablement. C'est contre une telle fatalité que l'EZLN et le sous-commandant Marcos se sont révoltés.

"La dure réalité de la vie quotidienne à La Realidad"

Enracinés dans les vertes montagnes du Chiapas et les forêts humides de l'extrëme sud du Mexique, près de la frontière du Guatemela, les zapatistes dénoncent depuis sept ans la condition dramatique des communautés indigènes. "Etre indien, au mexique, ce n'est pas simplement avoir une certaine apparence physique, nous explique l'écrivain et essayiste Carlos Montemayor, auteur d'un livre indispensable - Chiapas, la rébellion indigène du Mexique (6) - pour comprendre les racines de la révolte zapatiste, c'est parler une langue indienne, occuper un territoire ancestral, pratiquer les coutumes traditionnelles et adhérer aux valeurs millénaires de la communauté au sein de laquelle on vit. Au Chiapas, un tiers de la poupulation est indigène, soit plus d'un million de personnes... A l'excepetion des Zoques, apparentés aux Popolucas et aux Mixes, on y trouve une majorité de groupes appartenant à la famille maya du Mexique: Tzotziles, Tzeltales, Choles, Tojolabales, Lacandones, Mames, Mochos, Kakchikeles, avec un total de douze groupes linguistiques. Mais les inportantes migrations récentes ont profondément modifié la composition sociale, idéologique et politique des différentes sous-régions de ce qu'on appelle la forêt Lacandone, qui représente la principale base sociale de l'EZLN. On peut estimer qu'au moins 200 000 d'ethnies différentes soutiennent d'une manière ou d'une autre, au Chiapas, l'EZLN."

Etat très riche, le Chiapas possède les plus importants gisements de pétrole ainsi que les plus grandes réserves de gaz et fournit au reste du pays 40% de l'énergie hydroélectrique, ce qui a d'ailleurs permis au Mexique de procurer aux Etats-Unis l'électricité dont la Californie a spectaculairement manqué en décembre dernier... "Malgré son énorme richesse, constate le sociologue Herman Bellinghausen, l'un des meilleurs connaisseurs de l'insurection zapatiste, au Chiapas, le tiers des enfants n'est toujours pas scolarisé, et à peine un élève sur cent parvient à y intégrer l'université. Chez les indigènes, l'analphabétisme dépasse les 50%, et leur taux de mortalité est supérieur de 40% à celui des habitants de la capitale..."

Pour protester contre le sort des Indiens et attirer, de manière spectaculaire, l'attention internationale sur la destinée de ces communautés humaines qui comptent parmis les plus délaissées du monde, le sous-commandant Marcos et l'EZLN se sont donc insurgés le 1° janvier 1994. Après des combats qui se soldèrent par des dizaines de morts, les zapatistes occupèrent ce jour-là quatre villes importantes du Chiapas, dont San Cristóbal de Las Casas (50000 habitants).

"Mais, en même temps, et c'est la grande singularité de ce mouvement, commente Herman Bellinghausen, Marcos comprend que le temps des guérillas traditionnelles comme l'Amérique latine en a connu tout au long de la seconde moitié du XX° siècle est révolu. Que la fin de la guerre froide, la chute du mur de Berlin en 1989, la disparition de l'Union Soviétique en 1991 et l'offensive de la globalisation ont radicalement modifié la donne géopolitique et boulversé les structures du pouvoir. Que des forces autres que les seules politiquent pilotent désormais les destins des Etats, au premier rang desquelles: les marchés financiers et les logiques libre-échangistes dont l'Accord de libre-échange nord-américain est l'une des expressions."

C'est pourquoi les zapatistes ont choisi la date du 1° janvier 1994, jour de l'entrée en vigueur de l'Accord de libre-échange nord-américain (Alena) entre le Mexique, les Etats-Unis et le Canada, pour faire irruption dans la vie politique mexicaine. Tout en défendant la cause des Indiens, Marcos signe aussi en quelque sorte, ce jour-là, la première révolte symbolique contre la mondialisation. Il faudra attendre la mobilisation internationale contre l'Accord multilatéral sur l'investissement (AMI), en 1998, puis les manifestations de Seatle contre le sommet de l'OMC en 1999 et celles de Davos contre les "maîtres du monde" en 2000, pour voir les nouvelles révoltes se multiplier contre la globalisation. Marcos est le premier à avoir tenté de théoriser l'articulation entre la logique de la mondialisation et la marginalisation des pays du Sud.

"A partir de la chute du mur de Berlin, nous dit, sur un ton très pédagogue, Marcos, un nouveau superpouvoir est apparu et s'est développé, stimulé par les politiques néolibérales. Les grands vainqueurs de la guerre froide - guerre que l'on peut qualifier de troisième guerre mondiale - sont les Etats-Unis, mais immédiatement au-dessus de cette puissance hégémonique, commence à apparaître ce qu'on pourrait appeler un super-pouvoir financier qui entreprend de donner des directives à tout le monde. Cela produit ce que, à grand traits, nous appelons la globalisation. L'idéal de la globalisation est un monde transformé en grande entreprise et administré par un conseil d'administration constitué par le FMI, la Banque mondiale, l'OCDE, l'OMC et le président des Etats-Unis. Dans un tel contexte, les gouvernants de chaque Etat ne sont que les représentants de ce conseil d'administration, des sortes de gérants locaux; Et ce que vous, au Monde Diplomatique, vous avez parfaitement défini comme la "pensée unique", est chargé de fournir le liant idéologique pour convaincre tout le monde que la globalisation est irrémédiable et que toute autre proposition serait chimérique, utopique, irréaliste. A l'échelle mondiale, la grande bataille qui se livre actuellement - et qu'on pourrait appeler la "quatrième guerre mondiale" - oppose les partisans de la globalisation à tous ceux qui, d'une manière ou d'une autre, lui font obstacle. Tout ce qui empêche la globalisation de s'étendre est menacé désormais de destruction."

Quel rapport cela a-t-il avec la situation dramatique des indigènes? "Dans sa fureur hégémonique, poursuit Marcos, la globalisation fait appel à des éléments de la culture. Elle aspire à homogéniser culturelement le monde. Dans une certaine mesure, globalisation économique signifie globalisation du mode de vie des Etats-Unis. Les valeurs du marché s'imposent partout. Elles régissent désormais non seulement le fonctionnement des gouvernements mais ceux des médias, de l'école ou même de la famille. L'individu ne peut occuper une place au sein de la société que dans la mesure où il a une capacité de produire et d'acheter. Les critères du marché éliminent donc toute une partie de l'humanité qui se révélerait non rentable. Et cela concerne tous les indigènes d'Amérique latine. La globalisation exige leur élimination. Au moyen d'une guerre ouverte s'il le faut, ou d'une guerre silencieuse si c'est nécessaire. Au prétexte que les Indiens ne sont pas utiles à la dynamique de la globalisation, qu'ils ne peuvent s'y intégrer et pourraient même devenir un grave problème en raison de leur potentiel de rébellion."

Conduisant une lutte concrète au sein des communautés indigènes du Chiapas, Marcos analyse ainsi sa propre pratique de combat en la restituant dans le contexte géopolitique international et dans le cadre de la mondialisation en cours (7). Il est une sorte d'idéaliste pratique, de stratège médiatique qui se sert d'Internet comme une arme, arrosant la planète de communiqués, textes, analyses, contes, paraboles et poésies. Noue des relations solidaires avec des centaines d'associations civiques et des dizaines de personnalités engagées dans la défense des droits des minorités. Sa force de frappe médiatique se révèle plus originale et en définitive plus efficace que celle de l'Etat mexicain. Dès le 12 janvier 1994, soit à peine onze jours après le début de l'insurrection, Marcos abandonait le choix des armes. Plus aucun coup de feu ne sera tiré par les zapatistes, qui adoptent, depuis, une stratégie non violente pour gagner les coeurs et les esprits d'une opinion publique internationale qui fait, de plus en plus, de la protection des Indiens une cause "sacrée".

"Les Indiens mexicains, a rappelé, dans son language si caractéristique où s'entremêlent poèsie et politique, messages et métaphores, le sous-commandant Marcos au moment d'entamer la marche à San Cristóbal de Las Casas, le 25 février, nous sommes indiens et nous sommes mexicains. Nous voulons être indiens et nous voulons être mexicains. Mais l'homme à la langue trop grande et aux oreilles trop sourdes, celui qui gouverne, ne nous propose que des mensonges et pas de drapeau. Notre marche est celle de la dignité indigène. La marche de ceux qui sont de la couleur de la terre et la marche de tous ceux qui sont de toutes les couleurs du coeur de la terre. Il y a sept ans, la dignité indigène a réclamé une place au sein du drapeau du Mexique. Et nous, qui sommes de la couleur de la terre, nous l'avons alors réclamée avec du feu. Et avec du feu et des mensonges riposta le dzul, le puissant, celui qui possède l'argent dont l'odeur empuantit la couleur de la terre. C'est alors que nous vîmes d'autres voix et entendîmes d'autres couleurs.

"Aujourd'hui, nous marchons pour que le drapeau mexicain accepte d'être le nôtre, et en échange on nous offre le chiffon de la douleur et de la misère. Aujourd'hui, nous marchons pour un bon gouvernement et on nous offre la discorde. Aujourd'hui, nous marchons pour la justice et on nous offre des aumônes. Aujourd'hui, nous marchons pour la liberté et on nous offre l'esclavage par la dette. Aujourd'hui, nous marchons pour la fin de la mort et on nous offre une paix de mensonges assourdissants.

"De même que nos ancêtres ont résisté aux guerres de conquêtes, nous avons nous-mêmes résisté aux guerres de l'oubli. Notre résistance n'est pas terminée, mais elle n'est plus seule. Des millions de coeurs, au Mexique et dans les cinq continents, nous accompagnent. Nous marchons d'un même pas. Et nous irons avec eux jusqu'à la capitale qui se dresse sur notre dos et nous méprise. Nous irons avec eux. Avec eux et avec le drapeau de Mexique."

Chef charismatique et promoteur d'un nouveau style d'action politique ("commander en obéissant"), dépourvu d'arrogance et de suffisance, Marcos se révèle de surcroît, en maniant les mots à la place des armes, un écrivain de talent, plein de sensibilité et souvent de drôlerie, citant volontiers ses auteurs préférés, qui, comme Gramsci, se caractérisent par le pessimisme de la raison et l'optimisme de la volonté: Cervantès, Lewis Carroll, Bertolt Brecht, Julio Cortazar, Borges...

On comprend pourquoi, même s'il marche sur Mexico, Marcos n'y va pas en quête de pouvoir. "Le problème n'est pas de conquérir le pouvoir, affirme-t-il en souriant, on sait que le lieu du pouvoir est désormais vide. Et que la lutte pour le pouvoir est une lutte pour le mensonge. Ce qu'il faut, à l'heure de la globalisation, c'est bâtir une nouvelle relation entre le pouvoir et les citoyens. Si la paix est signée, l'EZLN cessera de faire de la politique comme elle l'a fait jusqu'à présent. On fera de la politique autrement, sans passe-montagne, sans armes, mais au service des mêmes idées. Car nous avons appris que nous sommes une sorte de miroir et que nous reflétons, à notre manière, d'autres mouvements de résistance à travers le monde. C'est pourquoi nous nous sentons solidaires d'autres luttes. De celles, par exemple, des homosexuels et des lesbiennes, objets de toutes sortes de persécutions et de discriminations. Ou de celles des émigrants, contre lesquels, un peu partout, se mettent en place des dispositifs racistes. On veut que les gens renient leurs particularités, la couleur de leur peau, leur origine ou leur pays de naissance. On veut leur faire sentir qu'être né ainsi, avec cette couleur ou à cet endroit, est un crime. Et qu'ils doivent en être chatiés."

"L'armée zapatiste rassemblée, en 1997"

Quand enlèvera-t-il son passe-montagne? "Le jour, avait-il répondu à Régis Debray, qui lui posait en 1996 la même question (8), où un indigène pourra jouir des mêmes droits qu'un Blanc en n'importe quel endroit de la République; le jour où le système du parti-Etat sera terminé et où l'élection ne sera plus synonyme de fraude." La seconde condition, aussi incroyable que cela ait pu paraître, s'est accomplie, et la première, si la marche réussit et si l'on en croit M. Fox, devrait l'être bientôt.

Je lui repose donc la question, comme le soir et la pluie commencent à tomber et que, peu à peu, La Realidad, qui ignore encore l'électricité, se couvre d'ombres: "Ce qui est sûr, répond Marcos, c'est que nous voulons nous débarrasser au plus vite du passe-montagne et des armes. Parce que nous voulons faire de la politique à visage découvert. Mais on n'enlèvera pas le passe-montagne contre de simples promesses. Les droits des Indiens doivent être reconnus. Si le pouvoir ne le fait pas, non seulement nous reprendrons les armes, mais d'autres mouvements bien plus radicaux, bien plus intolérants, bien désespérés et bien plus violent que nous le feront. Car la question ethnique, ici comme aileurs, peut donner naissances à des mouvements fondamentalistes prêts à toutes sortes de folies meurtrières.

"En revanche, si tout se passe comme nous le souhaitons et que les droits des Indiens sont enfin reconnus, Marcos cessera d'être le sous-commandant, ou le leader, ou le mythe. On comprendra alors que l'arme principale de l'EZLN n'aura pas été le fusil, mais la parole, les mots. Et quand la poussière soulevée par notre insurrection retombera, les gens vont découvrir une vérité fondamentale: dans toute cette lutte, cette résistance et cette réflexion, Marcos n'aura été qu'un combattant de plus. C'est pourquoi je dis toujours: si tu veux savoir qui est Marcos, qui se cache sous son cache-montagne, prends un miroir et regarde-toi; le visage qui s'y reflète, c'est celui de Marcos. Car nous sommes tous Marcos."

La nuit est tombée sur La Realidad. Des galaxies de luciodes scintillent dans le noir. Tourmentés par l'organisation de la marche, Marcos et ses deux amis zapatistes se perdent dans la forêt, avalés soudain par la végétation, l'averse et les ombres. Du succés de cette marche dépend, dans une grande mesure, le destin des peuples indiens du Mexique. Mais sera-t-elle un succès? Un mot de l'écrivain José Saramago nous parvient qui dissipe les doutes et relance l'enthousiasme de tout le monde: "Les zapatistes se sont couverts le visage pour se rendre visibles, et, en effet, nous les avons vus enfin. Maintenant, ils marchent sur la capitale du Mexique. Quand ils y entreront, le 11 mars, Mexico sera la capitale du monde."

IGNACIO RAMONET

Le Monde Diplomatique - mars 2001


(1) « Lettre du sous-commandant Marcos au nouveau président du Mexique », Dial (38, rue du Doyenné, 69005 Lyon), 16 décembre 2000.

(2) La Jornada, Mexico, 8 janvier 2001.

(3) Proceso, Mexico, 4 février 2001.

(4) Excelsior, Mexico, 18 février 2001.

(5) La Jornada, 15 février 2001.

(6) Carlos Montemayor, Chiapas, la rébellion indigène du Mexique, traduit de l'espagnol par Rémi Kachadourian, Syllepse éditeur, 140 pages, Paris, à paraître en mai 2001

(7) Lire, en particulier, sous-commandant Marcos, Desde las montañas del Sureste mexicano, Plaza y Janés, Mexico, 1999

(8) Régis Debray, "La guérilla autrement", Le Monde, 14 mai 1996


¡ Ya Basta !, le site de l'armée zapatiste de libération nationale (EZLN).

Indymedia : pour suivre les marche et entendre les discours du sous-commandant Marcos.

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