Déclaration des Anarchistes accusés
devant le Tribunal correctionnel de Lyon.
19 janvier 1883 (Procès des 66).
Ce qu'est l'anarchie, ce que sont les anarchistes, nous allons le dire :
Les anarchistes, messieurs, sont des citoyens qui, dans un siècle où
l'on prêche partout la liberté des opinions, ont cru de leur devoir
de se recommander de la liberté illimitée.
Oui, messieurs, nous sommes, de par le monde, quelques milliers, quelques millions
peut-être - car nous n'avons d'autre mérite que de dire tout haut
ce que la foule pense tout bas- nous sommes quelques millers de travailleurs
qui revendiquons la liberté absolue, rien que la liberté, toute
la liberté !
Nous voulons la liberté, c'est-à-dire que nous réclamons
pour tout être humain le droit et le moyen de faire tout ce qui lui plaît,
et ne faire que ce qui lui plaît ; de satisfaire intégralement
tous ses besoins, sans autre limite que les impossibilités naturelles
et les besoins de ses voisins également respectables.
Nous voulons la liberté, et nous croyons son existence incompatible avec
l'existence d'un pouvoir quelconque, quelles que soient son origine et sa forme,
qu'il soit élu ou imposé, monarchique ou républicain, qu'il
s'inspire du droit divin ou du droit populaire, de la Sainte-Ampoule ou du suffrage
universel.
C'est que l'histoire est là pour nous apprendre que tous les gouvernements
se ressemblent et se valent. Les meilleurs sont les pires. Plus de cynisme chez
les uns, plus d'hypocrisie chez les autres !
Au fond, toujours les mêmes procédés, toujours la même
intolérance. Il n'est pas jusqu'aux libéraux en apparence qui
n'aient en réserve, sous la poussière des arsenaux législatifs,
quelque bonne petite loi sur l'Internationale, à l'usage des oppositions
gênantes.
Le mal, en d'autres termes, aux yeux des anarchistes, ne réside pas dans
telle forme de gouvernement plutôt que dans telle autre. Il est dans l'idée
gouvernementale elle-même; il est dans le principe d'autorité.
La substitution, en un mot, dans les rapports humains, du libre contrat, perpétuellement
révisable et résoluble, à la tutelle administrative et
légale, à la discipline imposée; tel est notre idéal.
Les anarchistes se proposent donc d'apprendre au peuple à se passer du
gouvernement comme il commence à apprendre à se passer de Dieu.
Il apprendra également à se passer de propriétaires. Le
pire des tyrans, en effet, ce n'est pas celui qui nous embastille, c'est celui
qui nous affame; ce n'est pas celui qui nous prend au collet, c'est celui qui
nous prend au ventre.
Pas de liberté sans égalité ! Pas de liberté dans
une société où le capital est monopolisé entre les
mains d'une minorité qui va se réduisant tous les jours et où
rien n'est également réparti, pas même l'éducation
publique, payée cependant des deniers de tous.
Nous croyons nous, que le capital, patrimoine commun de l'humanité, puisqu'il
est le fruit de la collaboration des générations passées
et des générations contemporaines, doit être à la
disposition de tous, de telle sorte que nul ne puisse en être exclu; que
personne, en revanche, ne puisse accaparer une part au détriment du reste.
Nous voulons, en un mot, l'égalité; l'égalité de
fait, comme corollaire ou plutôt comme condition primordiale de la liberté.
De chacun selon ses facultés, à chacun selon ses besoins ; voilà
ce que nous voulons sincèrement, énergiquement; voilà ce
qui sera, car il n'est point de prescription qui puisse prévaloir contre
les revendications à la fois légitimes et nécessaires.
Voilà pourquoi l'on veut nous vouer à toutes les flétrissures.
Scélérats que nous sommes ! Nous réclamons le pain pour
tous, le travail pour tous; pour tous aussi l'indépendance et la justice.